« Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où paraissait se diriger le bateau, et à cent toises devant lui il vit s’élever la roche noire et ardue sur laquelle monte comme une superfétation du silex le sombre château d’If. »*
Jeune adolescente, je découvrais à travers ces mots peu engageants la célèbre prison qui siège au large de Marseille, dans l’archipel du Frioul. Au grès des fictions, j’imaginais le Comte de Monte-Cristo et l’Homme au Masque de Fer enfermés dans l’enfer de cette Alcatraz française, immense et inaccessible. L’imaginaire…
Deux décennies plus tard, armée d’une barque et de bravoure, c’est à la force de mes petits muscles que je naviguai vers ce lieu de mystère pour y découvrir le fantôme de ses légendes. (Comme tout le monde, je pris donc la navette en partance du Vieux-Port, avec le sens de l’imagination). Telle une touriste condamnée moderne caressée par la brise marine et les effluves d’essence, j’attendais, les yeux avides, de voir se dessiner au détour du Fort Saint-Nicolas l’îlot tant convoité. Sa silhouette apparut progressivement à travers les rayons du soleil, forteresse aux reflets cuivrés : le château d’If, enfin ! Enfin, quand je dis « château »… Ainsi l’imaginaire laisse place à la réalité.
Bien plus petit que ce à quoi je m’étais attendue, je contemplai pour la première fois non pas le sanctuaire imposant de personnages mythiques, mais son tableau discret, glacial et tangible. Comment tant de prisonniers avaient-ils pu s’entasser dans un endroit si exigu ? Le château d’If, sommaire et ténu, n’en devint que plus impressionnant.
Je constatai qu’avec une intelligence certaine (d’aucuns diront commerciale), la visite proposée, ludique et agréable, jouait tout en subtilité avec l’attente de ses nombreux visiteurs. Ainsi, pour satisfaire l’estrangère, on pouvait lire le nom d’Edmond Dantès inscrit au-dessus d’une cellule tandis que les nombreuses gravures commémoratives figées sur les murs se faisaient témoins d’un passé véridique. Au fil des explications données, le touriste épris de Gérard Depardieu pouvait ainsi découvrir les origines de cette forteresse âgée de plus de quatre siècles, et en retracer l’histoire.
Je déambulai avec plaisir et curiosité au sein de ce château empreint de légendes et de souvenirs. Etrange sentiment que celui d’imaginer des prisonniers anonymes entassés par dizaines dans des souterrains aujourd’hui inaccessibles, ou des personnalités sillonnant ces cellules du premier étage plus vastes que mon modeste appartement. Alors qu’avaient disparu les marques de leur quotidien, ces projections de vies passées rendues sensibles par le squelette du bâtiment m’apparurent aussi fascinantes que les chaussettes-sandales d’un couple d’allemands.
J’arpentai ensuite les toits, éblouie par la beauté de l’horizon qui s’ouvrait sur Marseille. Flanqué de ses remparts, le château d’If dominait l’île et baignait dans une quiétude enveloppée de mer et de soleil. Je crus percevoir alors le spectre de ses anciens occupants, accrochés au rêve de leur liberté. Quelle torture de caresser pareil spectacle lorsque chaque parcelle de vue venait vous rappeler avec cruauté votre isolement. Ce terrible constat, toutefois, ne m’empêcha pas de prendre quelques clichés souvenir tout en slalomant entre les barres à selfie.
Gratifiée de nouveaux savoirs, j’observai la silhouette du château s’éloigner, accoudée à la barrière du Frioul If Express. Si la littérature m’avait conduite jusqu’ici, cette visite me laissait l’agréable sentiment d’avoir découvert un lieu singulier où se confondraient toujours fiction et réalité. N’est-ce pas ce mélange finalement, qui constitue l’essence du Château d’If depuis que Dumas l’a rendu célèbre ? Une découverte effective dotée d’un certain fantasque.
*Extrait du livre Le Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas (Tome 1)
Crédit photo : Raphaël COULOUD et Mathias PUJADE